La lettre et les prix


« À quoi bon un livre sans images, ni dialogues ? », se demandait Alice dans le roman de Lewis Carroll. A quoi bon un livre numérique dont on ne peut se servir comme de son équivalent papier ? La régulation du prix du livre doit-elle s’étendre aux e-books ?

 

Le rapport « Zelnik » a été très commenté, en particulier pour la surprenante suggestion de créer une « taxe Google ». Moins remarquée a été sa proposition d’appliquer au livre numérique un prix unique, comme pour son grand frère de papier. Les analystes économiques sont partagés, selon qu’ils regardent du côté de l’intérêt des éditeurs, de la protection de la filière, ou de la concurrence sur le marché. Mais envisagée sous l’angle juridique, la mesure est-elle pertinente ?

 

Quand un lecteur achète un livre papier, il n’acquiert que la propriété d’un support physique. Juridiquement, il s’agit d’un contrat de vente qui porte sur un objet – du papier, et un peu de carton – et pas sur la propriété intellectuelle. Tout au plus le lecteur se verra-t-il invité à respecter le droit d’auteur s’il aperçoit le message de prévention contre le « photocopillage ». Le propriétaire peut faire ce qu’il veut de son livre : le prêter, caler un meuble, le prêter à nouveau, le brûler, le revendre…

 

Prenons maintenant un e-book. « Prenons maintenant », c’est une façon de parler, car il n’y a pas cette fois d’acquisition d’un support physique. Il n’y a pas de vente non plus, c’est-à-dire pas de transfert de propriété contre une somme d’argent. La transaction consiste en ce qu’on appellera une licence, qui porte sur les conditions d’accès au texte et d’utilisation de celui-ci.

Les conditions contractuelles peuvent différer d’un éditeur à un autre, ou d’un ouvrage à un autre. Elles peuvent être assorties de mesures techniques destinées à s’assurer qu’elles seront bien respectées. C’est ainsi que pourra être empêchée l’impression. Ou la copie (la Cour de cassation française a jugé que le producteur d’un film pouvait protéger un DVD contre toute duplication). C’est ainsi également – et l’exemple est authentique – qu’avait été désactivée la fonction « lire à voix haute » dans la version électronique d’Alice au pays des merveilles faite pour l’Adobe eBook Reader… alors pourtant que le roman est depuis bien longtemps tombé dans le domaine public.

 

C’est parce que les contrats portant sur les ouvrages imprimés ne portent précisément que sur le papier dont ils sont faits que les bouquinistes peuvent prospérer sur les bords de la Seine. Dans le monde des livres numériques, il est possible d’imaginer que les personnes qui ont payé pour pouvoir les lire ne puissent les revendre sur eBay, PriceMinister ou les autres plateformes de second marché.

 

« L’extension du prix unique au livre numérique dit « homothétique » (c’est-à-dire reproduisant à l’identique l’information contenue dans le livre imprimé, tout en admettant certains enrichissements comme un moteur de recherche interne, par exemple) doit être prévue par la loi dans les plus brefs délais », plaide le rapport Zelnik. Le contenu est peut-être identique, mais d’un côté le lecteur utilise le papier comme bon lui semble, alors que de l’autre il est assujetti à des conditions d’utilisation du contenu. Si la situation est différente, comment le prix pourrait-il être unique ?

 

[A paraître dans Documentaliste - Sciences de l’Information, 2010/1]