Facebook : un employeur peut porter atteinte à la liberté du salarié
Dominique Serio et Cédric Manara sont professeurs de droit à l’EDHEC Business School.
[version intégrale d’une interview réalisée par Arnaud Devillard publiée sous forme abrégée sur Newzilla le 14 février 2011]
- Quels enseignements tirer de l’affaire Alten, où trois salariés ont été condamnés pour des propos tenus sur Facebook ?
DS : Où s’arrête la vie personnelle et où commence la vie professionnelle ? Les récentes évolutions technologiques ont brouillé la frontière, souvent mince, entre vie privée et vie professionnelle et le droit du travail a dû s’adapter comme en témoignent les décisions rendues par les juridictions portant à la fois sur le contrôle des salariés par l’employeur et les limites du droit d’expression des salariés.
CM : Nous passons toujours plus de temps sur internet, pour des activités de toutes sortes : information, loisirs, rencontres… Dès lors que ces activités se tiennent en ligne, elles y sont archivées, et traçables. Le grand public a découvert avec cette affaire que ce que nous faisons en ligne n’est pas neutre sur le plan professionnel ! L’affaire Alten est une étape pour l’éducation de certains internautes à agir différemment sur les réseaux.
- Dans cette affaire Alten, les prudhommes avaient dans un premier temps refusé de statuer, ne s’estimant pas assez compétents; Facebook (et les réseaux sociaux en général) posent-il un problème de droit particulier en matière d’expression ?
DS : Le conseil de prud’hommes des Boulogne Billancourt a été saisi dans un premier temps en conciliation en février 2009 et a constaté l’échec de la conciliation deux mois plus tard.
Le bureau de jugement, composé de représentants des salariés et des employeurs a constaté en mai 2010 un désaccord et a sollicité selon la procédure en vigueur le départage, c’est-à-dire la présence d’un juge professionnel du Tribunal d’instance appelé juge départiteur qui va aider la juridiction à se départager. Dans ce cas, la procédure a donc été respectée, et la décision bien connue a été rendue le 19 novembre 2010.
CM : Facebook et les autres outils web 2.0 ont fait exploser la prise de parole. Le volume d’opinions exprimées sur internet est tellement important que l’on aboutit fatalement à des situations de friction. Par exemple entre un employeur et un salarié.
Mais entre le offline et le online, le changement n’est que de taille, pas de nature : les réseaux sociaux ne changent pas l’approche juridique de la liberté d’expression. En revanche, sur le plan pratique, il peut être plus difficile sur internet de remonter à l’auteur de propos critiques ; en même temps existent aussi des mécanismes de notification permettant d’obtenir très rapidement le retrait de propos dommageables.
- Qu’est-ce qu’un salarié a le droit de dire publiquement sur son employeur, sur Internet ou ailleurs ?
DS : La liberté d’expression est une liberté individuelle que le salarié doit pouvoir exercer dans le cadre de sa vie professionnelle. Le salarié peut-il cependant tout exprimer ou l’employeur tout laisser dire ?
La question posée à de nombreuses reprises aux tribunaux est celle de la limite de ce droit d’expression dans le cadre de la vie professionnelle mais également dans le cadre de la vie privée.
Dans le cadre professionnel, le dénigrement ou l’injure prononcée permettent à l’employeur de sanctionner disciplinairement le salarié. Le licenciement pour « faute grave » a pu ainsi être obtenu pour une secrétaire médicale qui répandait des rumeurs sur le professionnalisme de son employeur.
Ici, la lettre de licenciement mentionnait « l’incitation à la rébellion contre la hiérarchie et dénigrement envers la société ».
Plus généralement, le juge va considérer le trouble causé à l’entreprise par le comportement du salarié, et interpréter la notion de « loyauté » inscrite dans les fondements même du contrat de travail (ceci même en l’absence de disposition spécifique dans le contrat de travail).
Hors du lieu de travail, le salarié doit également respecter une obligation de réserve et ne pas porter atteinte à l’image de l’entreprise par des allégations causant un trouble certain
Dans le cas présent, le juge retient que l’une des salariées, en participant à cet échange, a abusé de son droit d’expression visé à l’article L. 1121-1 du code du travail et a nui à l’image de la société Alten en raison des fonctions qu’elle exerçait en qualité de chargée de recrutement en contact avec … de futurs salariés.
Il applique exactement le critère retenu par la Cour de Cassation en s’intéressant aux fonctions de la salariée et au trouble causé à l’entreprise par une atteinte à l’autorité et à la réputation de la supérieure hiérarchique de la salariée. Le jugement en déduit une atteinte à l’image de l’entreprise.
La Cour d’appel se penchera à nouveau sur l’application des critères de l’abus dans le droit d’expression du salarié mais les questions porteront également sur la recevabilité de la preuve obtenue ainsi que son caractère public ou privé
En synthèse, le salarié doit respecter tout à la fois son contrat qui peut le contraindre à la confidentialité et des règles générales de réserve et de loyauté à l’entreprise qui vont limiter le droit d’expression du salarié.
- Un employeur a-t-il le droit de traquer/surveiller ce qui se dit sur lui sur Facebook par ses salariés ? Utiliser contre ces salariés ce qu’il trouve ? Si oui dans quelles conditions ?
DS : Vous posez ici la question du contrôle des salariés en entreprise par l’employeur
L’employeur dispose en effet d’un pouvoir normatif et peut élaborer des règles qui vont restreindre la liberté du salarié sur des thèmes aussi varié que la discipline et la sécurité au travail.
Par ailleurs, le salarié reste un citoyen dont les libertés individuelles fondamentales ont à être respectées et qui peut demander le respect de sa vie privée en entreprise.
Concilier ces principes est un enjeu majeur en particulier avec l’utilisation des nouvelles technologies.
La jurisprudence a interprété les textes avec l’aide la CNIL pour donner à l’employeur un guide de bonnes pratiques dès lors qu’il veut contrôler ses salariés
Pour la nécessaire protection des intérêts légitimes de l’entreprise, l’employeur va pouvoir porter atteinte à la liberté du salarié à la double condition d’une atteinte proportionnée à la « nature de la tâche à accomplir » et au « but recherché par l’entreprise ».
Ces deux critères sont interprétés au cas par cas en fonction de la mission du salarié au sien de l’entreprise et de la finalité de l’atteinte.
Pour mettre en place cette mesure de contrôle, l’employeur devra, par ailleurs respecter certaines précautions et formalités (l’information du salarié sur la finalité du traitement, information des représentants du personnel, déclaration à la CNIL).
C’est à cette seule condition que la preuve obtenue sera recevable pour engager une action contre le salarié.
En l’espèce, la question portait plus sur une éventuelle atteinte à la vie privée que sur la mise en place de modes de surveillance et le jugement relève qu’il résulte que « le mode d’accès à Facebook (partage avec ses amis et leurs amis) dépasse la sphère privée et que la production de la page aux débats mentionnant les propos incriminés constitue un moyen de preuve licite ».
Le juge en déduit que l’employeur n’a pas violé le respect de la vie privée du salarié
- Sur Facebook, on peut correspondre avec d’autres membres, poster des choses sur sa page, poster des choses sur la page des autres, commenter, envoyer des vidéo, des photos, etc… Est-ce que toutes ces manières de communiquer et de s’exprimer répondent aux mêmes règles ?
CM : Quand un salarié fait un usage de Facebook qui est susceptible de rejaillir d’une manière ou d’une autre sur son employeur, le droit du travail trouve à s’appliquer, comme Dominique l’a expliqué. Au-delà de cette situation, l’utilisation de Facebook peut tomber sous le coup d’autres réglementations : droit de la presse (en cas de diffamation ou d’injure par exemple), droit à l’image (mise en ligne de photos ou de vidéos violant le droit de tiers), droit d’auteur (mise en ligne de contenus sur lesquels on n’a pas les droits), etc.
Ces pratiques peuvent être contraires aux conditions générales d’utilisation de Facebook, ou au droit qui s’applique localement (droit français dans notre hypothèse).
- Un salarié peut-il aller sur sa page Facebook pendant ses heures de travail et/ou depuis son lieu de travail ? Peut-on invoquer l’arrêt Nikon ?
L’arrêt Nikon est fameux pour avoir rappelé le droit au respect de la vie privée en entreprise à l’ère des TIC. Il a indiqué que :
le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée, laquelle implique en particulier le secret des correspondances ; que l’employeur ne peut dès lors sans violation de cette liberté fondamentale prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail.
Cet arrêt a donné lieu à de nombreuses interprétations dont la dernière en date est sans doute la plus intéressante : la Cour de Cassation s’est prononcée le 15 décembre 2010 sur le caractère privé ou professionnel des mails échangés à partir du poste de travail et au temps et lieu de travail.
Le parallèle avec l’utilisation de Facebook n’est pas encore fait mais les éléments d’interprétation utilisés autorisent une certaine analogie. En l’espèce, un salarié avait envoyé des courriers à caractère pornographique et adressé le adressé le fichier d’adresses de l’entreprise à des sociétés concurrentes (ce qui constitue indéniablement une faute grave).
Il invoquait pour sa défense le caractère privé des mails échangés et le respect des ses droits fondamentaux pour contester la recevabilité de la preuve.
La Cour de Cassation ne l’a pas suivi sur cette voie en reconnaissant que les courriers adressés par le salarié à l’aide de l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel, en sorte que l’employeur est en droit de les ouvrir hors la présence de l’intéressé, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels ce qui n’était pas le cas ici.
Cette décision, riche d’enseignements, rendue par la chambre sociale de la Cour de Cassation sera certainement source d’inspiration pour les entreprises qui ne manqueront pas d’informer les salariés des pratiques à respecter en entreprise.
Ainsi les chartes « nouvelles technologies » présentes dans les entreprises pour réguler l’usage d’internet des mails et désormais de Facebook vont-elles s’enrichir de nouvelles dispositions visant par exemple à permettre l’identification du caractère privé d’un mail, ou à déterminer les conditions d’un usage « raisonnable » de Facebook.
Si ce cadre semble contraignant pour le salarié, il présente également un avantage car entreprise par entreprise, le salarié connaîtra les priorités de l’employeur et pourra adapter son comportement.
- La notion d”amis” et d’accès restreint à ma page Facebook permet-elle de circonscrire clairement espace public et privé ? En clair, si je restreins l’accès à mes 2356 amis, est-ce que c’est encore privé ?
CM : depuis les débuts d’internet, la question de la délimitation entre espace public et privé se pose. Elle l’a été avec les forums, puis les blogs, plus récemment pour les outils de chat.
Les juges français ont estimé en 2005, à propos de forums de discussion, qu’il s’agit de lieux privés ouverts au public. Une page Facebook non protégée et accessible à un nombre élevé de contacts relève de la même définition. Quant à dire qu’une activité se fait dans la sphère privée ou non, cela va dépendre du lien existant entre ceux avec lesquels on échange ou on est en contact. Dès lors que l’on diffuse quelque chose à destination d’un nombre illimité de personnes nullement liées par une communauté d’intérêts, les juges considèrent que ce que l’on diffuse n’est pas privé, mais public. 2356 amis ? C’est public !
En fait-on trop avec les “licenciements Facebook” ? N’exagère-t-on pas la chose et peut-on tout aussi bien parler de “recrutements Facebook” ?
CM : le phénomène des licenciements Facebook a commencé à l’étranger avec plusieurs affaires remarquées. Quand il a touché la France avec le jugement Alten, on en a forcément parlé, car soudain l’on réalisait qu’un site populaire sur lequel on passe plusieurs minutes (ou heures !) par jour pouvait devenir une cause de licenciement. La couverture médiatique est disproportionnée par rapport au nombre de sanctions en droit du travail effectivement prononcées. Il y a eu des licenciements, ou des violations de leur obligation de réserve par des fonctionnaires, à cause de propos tenus sur des blogs. On verra nécessairement d’autres affaires liés aux réseaux sociaux.
Quant aux « recrutements Facebook », y en a-t-il vraiment eu ? Je n’ai en tête que le tournage du fameux clip « baby, baby, baby » de Make The Girl Dance, où Facebook a été utilisé pour trouver trois filles qui accepteraient de se balader nue dans Paris. Certaines agences de recrutement sont présentes sur les médias sociaux, mais utilisent ces canaux comme des moyens de communication plutôt que de lieu d’exercice de leur métier (à part peut-être Altaïde). En Allemagne est discuté un projet de loi pour interdire d’utiliser Facebook comme moyen de se renseigner sur un candidat. Certains Etats américains interdisent à un employeur de baser ses décisions sur les comportements hors travail de ses salariés. En Finlande, depuis le début des années 2000, les recruteurs ne peuvent utiliser internet pour collecter des informations.